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COMMENT JE SUIS DEVENUE IRRESISTIBLE Page 4


  C'est alors que je l’aperçois.

  La porte de la cave. Et je n’ai aucune intention de m’aventurer dans un lieu plein d’araignées, de souris et autres bestioles qui ont dû se précipiter dans cette cave pour se mettre à l’abri.

  Mais je suis intriguée par cette porte, juste à la sortie du salon. Elle dispose d’une serrure de métal noir qui semble correspondre à la clé que je tiens à présent d’une main tremblante. Une sensation de froid et d’humidité m’envahit de nouveau, si forte que je suis à deux doigts de tomber dans les pommes.

  J’attrape mon sac à main sur la table basse et j’en extirpe mon portable. J’appuie sur la touche neuf, puis sur le un, et le téléphone gémit dans ma main, comme si je l’avais posé trop près d’un écran d’ordi. Ce bruit grinçant me vrille les oreilles, exacerbant cette sensation qu’un danger potentiel me guette, là, en bas. J’introduis la clé dans la serrure, hésitant à appuyer de nouveau sur le un. J’inspire longuement, je prends mon courage à deux mains, puis je tourne la clé.

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  Je cherche à tâtons l’interrupteur là où il devrait logiquement se trouver, à savoir en haut des marches, mais je ne trouve rien. Je m’agrippe à mon portable, que je tiens tout contre moi, puis je plonge dans l’obscurité en balayant l’air de la main, dans l’espoir de trouver un cordon ou une chaîne susceptible d’actionner un plafonnier. Rien. Je me sens un peu ridicule.

  La lumière verte de l’écran de veille de mon portable me permet de distinguer les marches d’escalier sous mes pieds. Mais quand je passe à la marche suivante, des ombres étranges semblent se liguer contre moi, et j’étouffe un cri.

  De la lumière. J’ai besoin de lumière.

  Je bats en retraite en direction de la cuisine en jurant entre mes dents. Je pose mon téléphone sur la table, et il ne me faut que quelques secondes pour tirer de sous l’évier la boîte où je range le matériel à utiliser en cas d’orage. Il faut savoir qu’au printemps et en été, Washington est en proie à de très violents orages, à tel point que mon ancien appartement s’est trouvé souvent privé de courant, une fois par mois minimum. Je suis devenue experte dans l’art de disposer les bougies pour obtenir le plus de lumière possible pour bouquiner (les bougies durent plus longtemps que les piles des torches électriques), et j’ai investi dans la cire d’abeille véritable pour éviter les gouttes et les éclaboussures qui ne sont guère esthétiques. Sous les boîtes de thon (destinées à un éventuel dîner improvisé), j’extrais une longue bougie et le brumisateur d’eau (mon système d’air conditionné de secours). Puis je récupère mon Zippo au fond de la boîte et je retourne vers l’escalier de la cave.

  Je suis si nerveuse que je dois m’y prendre à trois fois pour allumer la mèche de la bougie avec le Zippo ! Dès que la flamme est suffisamment stable, je lance mon briquet éteint sur le tapis tressé. Puis je lève la flamme devant mon visage en la protégeant des courants d’air, la main suspendue au-dessus de mon portable, prête à composer le 911. J’entends les bruits parasites résonner jusque dans les tréfonds de la cave.

  Au point où j’en suis, autant aller jusqu’au bout ! Malheureusement, ça me rappelle la livre de chair du Marchand de Venise, et je ne peux m’empêcher d’imaginer mon propre sang couler le long des marches. Et après, c’est au tour du conte Barbe Bleue d’investir mon esprit. Vous savez, cet homme odieux et autoritaire qui laisse sa bien-aimée libre de circuler dans tout le château à l’exception de ce fameux petit cabinet… Celui qui est plein de sang.

  Luttant contre la peur, je lève ma bougie un peu plus haut. D’une voix chevrotante, je me force à compter les marches à haute voix au fur et à mesure que je descends. « Une, deux, trois… »

  Je n’aurais sûrement pas commencé à compter si j’avais su qu’il y avait treize marches. Comme s’il n’y avait pas assez de mauvais présages comme ça !

  Dans la cave, l’air est froid, et l’idée m’effleure de revenir en courant dans ma chambre pour prendre un pull. Mais je suis suffisamment honnête avec moi-même pour reconnaître que si je me donne cette chance de m’échapper, jamais je n’aurai le courage de redescendre… Je me contente donc de diriger la bougie vers les murs et de regarder autour de moi.

  Et là, le fou rire me prend.

  Je suis entourée de bouquins ! Des rangées et des rangées de livres sur des étagères en acajou. Ils se soutiennent les uns les autres comme des mélangeurs de cocktails en plastique dans un bar branché. Il y en a même par terre, comme si un étudiant capricieux en avait eu subitement marre de potasser ses exams de dernière année.

  Je finis par reprendre ma respiration. L’odeur familière et forte du cuir me rassure.

  La découverte de ce trésor me ravit, et en dépit de mes craintes devenues ridicules, je fais un nouveau pas en avant dans la cave. Mes pieds chaussés de pantoufles butent sur quelque chose de doux et de mou, et quand je baisse les yeux, je découvre le tapis le plus luxueux que j’aie jamais vu. Je n’y connais rien en matière de tapis, mais celui-ci scintille à la lueur de la bougie. Son doux reflet donne à penser qu’il s’agit d’un tapis de soie. Quant au motif, une débauche de couleurs, un mélange de carmin et d’indigo. En étudiant les méandres savamment imbriqués du dessin, j’ai l’impression de distinguer des formes connues.

  Un pupitre de bois occupe le centre de la pièce. Il est fait du même bois sombre que les étagères, avec le même reflet doux et brillant à la fois. Le dessus du pupitre est incliné vers moi. Cela me rappelle les tables à dessin des architectes qui, même si elles passent pour le summum de l’élégance et de la sophistication, me donnent toujours l’impression qu’on doit se casser le dos, et que les acheteurs doivent regretter amèrement leur achat.

  Sur le pupitre, un seul et unique livre. Sa reliure en cuir est tachée et patinée par le temps, et à l’intérieur, les pages en papier plus lourd que du papier ordinaire sont toutes gondolées. Il doit s’agir d’un parchemin. J’essaie de lire le titre au dos du livre, mais il n’y en a pas.

  Ma recherche m’amène sur le côté du pupitre, où je découvre une statue accroupie près de la haute table. On dirait un de ces chats égyptiens qui ont la queue enroulée autour des pattes de devant et qui montent la garde devant le tombeau des momies. Mais celui-ci est immense. Cette chose m’arrive à hauteur de la taille, et lorsque je fais un pas en arrière, j’ai la sensation que les yeux du chat m’observent, sombres et impassibles. Ils sont en verre ou en plastique ou que sais-je encore, et brillent à la lumière de ma bougie. Je résiste à l’envie impérieuse de poser la main sur la tête de ce chat.

  J’ai peur de sentir une impression de chaleur au toucher.

  Je me contente donc de parcourir le reste de la pièce. En plus des quelque deux mille livres éparpillés par terre, j’aperçois un grand coffre au dos arrondi, au fond, dans un coin. On dirait une malle de voyage. Le cuir part en lambeaux et le cadenas est cassé, et je ne peux m’empêcher de penser au Titanic.

  Sur le mur du fond se trouve une armoire. Une des portes est ouverte, et l’on distingue un enchevêtrement d’habits en velours et en satin, ainsi qu’un long boa en plumes. La malle et l’armoire sont faits du même acajou que les étagères et le pupitre. Aucune décoration, aucune initiale, aucun motif qui pourrait me donner une indication sur leur propriétaire, celui qui les a abandonnés ici.

  Près de l’armoire se trouve un immense canapé, un meuble ancien en cuir noir craquelé et aussi délabré que le reste des meubles, comme s’il avait subi le passage d’une tornade. Une demi-douzaine de brochures sont éparpillées sur les coussins, et je me demande qui a pu les lire en dernier. Quelqu’un qui, apparemment, s’attendait à revenir très vite.

  C’est l’instant que choisit mon téléphone pour émettre un bip désapprobateur pour l’avoir laissé en veille aussi longtemps. Je retiens un cri, ou plus exactement un hurlement de surprise, qui se termine par un son bizarre qui évoque le hoquet d’une vache. Furieuse contre moi, et très gênée, je referme brutalement mon téléphone. Un silence de
mort envahit la pièce. Je ne peux m’empêcher de jeter un coup d’œil par-dessus mon épaule pour m’assurer que le passage est toujours libre jusqu’en haut des marches.

  Je fais le tour du pupitre en évitant la statue du chat et je me retrouve devant le grand livre. Je tends la main pour le toucher. Attendez, c’est faux ! Ce n’est pas moi qui le fais, je ne suis pas stupide au point de vouloir toucher un livre inconnu dans une bibliothèque inconnue, avec une statue de chat qui me fait froid dans le dos. Il me fixe de ses yeux de verre comme si j’étais la Reine des Souris venue des Enfers.

  Mais ma main ignore le danger qui la guette. Qui nous guette, elle et moi.

  Ma main se pose donc sur le livre et l’ouvre, puis feuillette les premières pages couleur crème et totalement vierges. Elle effleure les mots que je déchiffre sur la page du titre, des mots obscurs imprimés en caractères gothiques, de cette écriture ornementale que les gens utilisent pour les tatouages contenant le mot « mort » ou « peur » ou toute autre déclaration solennelle du même genre.

  Compendium Magicarum.

  Je suis obligée de plisser les yeux pour déchiffrer le second mot. Magicarum… Magie?

  Rudiments de Magie…

  La sensation de froid et d’humidité que j’ai toujours associée au cottage choisit ce moment pour se manifester une nouvelle fois, et un frisson parcourt ma colonne vertébrale, comme si ma peau dansait le long de chaque vertèbre.

  Si un jour on vous pose la question, sachez que vos cheveux peuvent vraiment se dresser sur votre tête! Du moins, les petits qui se trouvent à la naissance du cou. Et vous avez beau faire des exercices de respiration pour les faire retomber, ça ne marche pas. Pas tant que vous avez peur et que vous êtes persuadé que quelque chose tapi dans l’ombre peut se jeter sur vous à n’importe quel moment.

  Je me force à rire tout haut, mais ma voix tremble. Jouant les provocatrices, je tourne la page, m’attendant à trouver d’autres informations comme le nom de l’auteur ou celui de l’imprimeur. Quelque chose qui puisse m’indiquer d’où vient ce livre.

  La page suivante est remplie de caractères anciens – du vieil anglais – soigneusement calligraphiés. J’imagine des moines assis à de longues tables, tenant à la main des plumes d’oie et reproduisant d’une main tremblante d’innombrables exemplaires de la Bible.

  Mais aucun moine n’a pu écrire les mots gravés en haut de la page : Comment Resveillier et Consteindre un Famelier.

  Famelier. Il s’agit probablement du mot « familier ». Comme dans « démon familier ».

  J’ai lu des bouquins sur les procès des sorcières de Salem. Je sais tout de ces pauvres vieilles femmes accusées de parler au diable par l’intermédiaire de chats noirs. Oui, de chats noirs, à l’image de la statue près du pupitre. Un nouveau frisson me parcourt.

  Je m’interdis de remonter maintenant, ça ne servirait à rien. Pas maintenant. Pas avant de découvrir ce qu’il y a là, dans ma cave.

  Je pose mon portable à côté du livre. En repoussant les mèches qui me tombent sur les yeux, je sens que mes doigts sont tout froids au contact de mon front. Je m’éclaircis la gorge et je touche mon larynx, comme si le froid avait le pouvoir de ralentir les battements de mon cœur. Je plaque mes mains sur ma poitrine pour essayer de retrouver mon calme.

  Comme mes injonctions mentales ne marchent pas, j’ai recours à l’une des choses que je fais le mieux : l’autodérision. Je prends la voix grinçante d’un vieux devin et je lis à voix haute en faisant courir mes doigts sous les mots :

  « Resveille-toi, ô chasseur,

  Sombre comme la Nuit.

  Partage avec moi ton Pouvoir

  Ton don de Double Vue.

  Entends mon appel,

  Viens m’aider de bon gré

  Me prester ta Magie et

  Tout ce que tu voudras. »

  Il y a soudain une sorte de flash obscur.

  D’accord, je sais que ça n’a aucun sens. Un « flash », c’est censé être lumineux, non ? On utilise ce mot pour la description d’étoiles, de scintillements et de couleurs.

  Alors que là, tout est noir.

  La flamme de ma bougie s’éteint brusquement. La lumière venant de l’escalier disparaît. Je ne vois plus rien, pas même le bout de mes doigts pressé contre le mot Voudras écrit en noir de jais sur le parchemin. Tout disparaît comme par enchantement : le livre, la table, la pièce…

  Et soudain, tout réapparaît. Mais plus comme avant, avec quelque chose en plus. Tout est plus net, plus clair. Comme si quelqu’un, dans la cabine de projection de ma vie, venait juste de répondre au rugissement aviné d’un spectateur : « C’est flou ! »

  Cette fois, je n’essaie même pas de réprimer mon cri, sans réussir toutefois à émettre un hurlement digne de Massacre à la Tronçonneuse un vendredi 13. Ça ressemble plus à un cri de surprise du genre « C’est quoi, ce bordel ? ».

  Et ces cinq mots vont tout changer.

  Il y a un instant, je me trouvais seule dans ma cave, entourée d’une incroyable collection de livres, tenant à la main une bougie en cire d’abeille à la flamme vacillante, toute tremblante dans mes pantoufles aux oreilles de lapin. Et maintenant, j’ai de la compagnie.

  Près de moi, la statue s’est réveillée.

  Au début, elle se déplace comme le ferait n’importe quel chat qui vous arrive à la taille dans votre imagination fertile. Le chat-statue déplie sa queue enroulée autour de ses pattes et se lève. Il secoue la tête d’avant en arrière, étire ses pattes de devant en enfonçant ses griffes dans le tapis turc carmin et indigo, puis les rétracte une à une avant d’ouvrir grand sa gueule pour pousser un énorme bâillement, dévoilant la voûte ridée de son palais et ses canines longues comme la main, plus acérées que les couteaux de mon tiroir de cuisine, là-haut.

  Avant que je puisse dire un mot, faire un mouvement ou même envisager de récupérer mon portable, le chat rentre sa tête vers sa poitrine et s’étire sur ses quatre pattes. Puis il fait le dos rond, comme un symbole de Halloween, une courbe tout en muscles, au poil hérissé.

  Mais dès qu’il cesse de faire le dos rond, ce n’est plus un chat.

  Je me retrouve en train de plonger mon regard dans celui d’un homme. A la lueur de la bougie, j’ai du mal à distinguer la couleur de ses yeux : sont-ils verts ? Ou bien ambre ? Ou noisette? Ils sont légèrement en amande. Il a les pommettes saillantes dont j’ai toujours rêvé. Je donnerais n’importe quoi pour avoir les mêmes !

  Ses cheveux sont noir de jais et coupés très court, dressés sur sa tête comme s’il avait mis du gel. Il porte le T-shirt noir le plus moulant que j’aie jamais vu et un jean noir très près du corps. Il porte des chaussures en cuir lustré, vaguement européennes.

  Il m’examine de la tête aux pieds, en s’attardant sur mes pantoufles. Il prend son temps pour se lécher les babines (pardon ! les lèvres…) puis, la main droite sur la hanche, il s’adresse à moi comme l’invité vedette d’une émission télévisée.

  — Chérie, il faut absolument qu’on vous trouve des chaussures plus classe.

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  Une demi-douzaine de répliques fusent dans mon esprit. Ça commence par : « Vous y connaissez quoi, en chaussures, exactement ? », aussitôt remplacé par « Que s’est-il passé ? », puis « Dites-moi si j’ai vraiment vu ce que je pense avoir vu ! » Et aussi : « Qu’est-ce que vous fabriquez dans ma cave ? » ou « Comment êtes-vous entré ? », « Etes-vous vraiment un démon familier ? »

  Finalement, mon choix se porte sur « Vous pouvez me dire qui vous êtes ? » d’une voix bredouillante.

  — Je m’appelle Neko, ma chère.

  — Neko tout court ? Et votre nom de famille, vous en avez bien un ?

  A moins que Neko ne soit son nom de famille… Je m’aperçois que je suis là, bouche bée devant lui. Je n’ai pas l’air plus intelligent ici dans ma cave que lorsque je fréquente Le Bar avec Melissa, et que le mec qui prépare les martinis me baratine sans que je sache quoi répondre! Sauf que ce qui se passe maintenant, ça ne m’ar
rive pas tous les jours…

  — C'est juste Neko.

  Il jette un coup d’œil autour de lui et claque la langue pour marquer sa désapprobation.

  — Eh bien, on peut dire qu’il y a du relâchement, ici !

  Je vire au rouge pivoine, même si je n’ai aucune raison d’avoir honte de ma cave. Une bibliothécaire sera toujours bibliothécaire dans l’âme… Les livres qui tombent en cascade me donnent une vague sensation de malaise, comme si j’avais été prise en flagrant délit, surprise en train de quitter mon boulot en douce avant l’heure, sans terminer ce que j’avais à faire.

  Attendez un peu…

  Une statue de chat vient de se transformer sous mes yeux en homme, et je ne trouve rien de mieux que de me soucier du rangement des bouquins sur les étagères selon la classification décimale de Dewey? C'est vraiment n’importe quoi !

  — Une seconde ! Avant de commencer à me critiquer, j’aimerais bien comprendre ce qui se passe. Primo, je suppose que vous êtes ce qu’on appelle un « démon familier » ?

  — Et vous une sorcière, j’imagine.

  — Non. Je suis bibliothécaire.

  — Une bibliothécaire qui a le don de prononcer des formules magiques… Inutile de finasser avec moi, chérie.

  — Je n’ai pas prononcé de formule magique ! Je me suis contentée de lire quelques lignes de ce livre.

  Neko se met à rôder autour du pupitre en reluquant le bouquin sous tous les angles. Il fronce le nez, comme s’il sentait une odeur désagréable s’échapper des pages. Lorsqu’il a terminé son petit manège, il incline la tête.

  — Et c’est par hasard que vous teniez une longue bougie en cire d’abeilles tout en lisant? C'est par pure coïncidence que vous avez fait l’offrande des puissances conjuguées de votre esprit, de votre voix et de votre cœur? Et tracé les lettres avec votre doigt ? En plus, j’imagine que vous n’avez pas l’habitude de lire tous vos livres à haute voix… Ce n’est pas un comportement normal pour une bibliothécaire, il me semble !