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COMMENT JE SUIS DEVENUE IRRESISTIBLE Page 5


  Je regarde la bougie, presque surprise qu’elle soit toujours dans ma main.

  — Tout ça, c’est une blague, n’est-ce pas ? C’est Melissa qui vous a mis dans le coup ?

  — Qui est Melissa ?

  Son étonnement semble sincère. Il a l’air si perplexe que je ne prends pas la peine de lui poser la même question à propos d’Evelyn et de Mamie. Or à part elles, je ne vois pas qui aurait eu le temps d’organiser cette farce, même en sachant que j’allais emménager ici. En admettant que cette personne soit capable de transformer un chat en homme !

  Mais alors, si ce n’est pas une farce…

  Je sens mes genoux se dérober sous moi. C'est peut-être un fou, un fou dangereux... C'est vrai qu'il n'a pas l'air de me vouloir du mal, mais après tout, qu’est-ce que j’en sais ? Je n’en suis pas au point de m’évanouir – je ne me suis encore jamais évanouie –, mais je me dis que m’asseoir serait peut-être une bonne idée… Et avaler un dé de vodka serait une idée encore meilleure ! Je demande d’une voix chevrotante :

  — Vous pouvez monter là-haut avec moi ?

  — Autant demander à une drag queen si elle peut chanter…

  Qu'est-ce que j'en sais, moi ? Je dois avouer que je ne suis pas experte en la matière. Mais Neko n’attend pas de réponse de moi, c’est juste une question de pure forme. Je fais donc demi-tour pour grimper les marches en m’agrippant à la rampe de l’escalier. J’essaie de ne pas me sentir trop parano avec ce démon familier tout de noir vêtu, un gay extravagant aux allures de félin qui m’emboîte le pas !

  Une fois dans la cuisine, je me décide enfin à souffler la bougie et à la poser sur le carrelage de la table de travail. J’ouvre le congélateur pour en extirper une bouteille de Stoli que j’ai stockée là après avoir quitté définitivement mon ancien appartement.

  Tout en essayant de me rappeler où j’ai pu mettre les verres, je demande à Neko :

  — Vous n’êtes pas contre?

  Neko a une petite moue de dégoût. Apparemment, le Stoli n'est pas son alcool préféré. C'est vraiment pas de bol!

  Je réussis à trouver les verres culbutos à mon troisième essai, dans le second placard à gauche de l’évier.

  — Vous avez quelque chose à manger ? Ça fait un bail que j’ai pris mon dernier repas.

  Je verse le vin en faisant tinter le verre.

  — Pas grand-chose. Je ne suis pas encore allée chez l’épicier.

  L'épicier. Dire que je suis là, debout dans ma cuisine au beau milieu de la nuit, à discuter de mon garde-manger avec une apparition que j’ai fait renaître à la vie grâce aux pouvoirs d’un vieux livre magique !

  Oui. Bon !

  J’avale une bonne gorgée de vodka et je m’en verse un autre verre. La chaleur de la boisson me brûle la gorge. J’en ai presque le souffle coupé, mais je tiens bon !

  Il faut absolument que je fasse quelque chose de mes dix doigts, n’importe quoi. Je prends la bougie et je tâte prudemment la mèche pour m’assurer qu’elle n’est plus chaude, puis je la jette dans ma « boîte de dépannage ». Elle atterrit contre une boîte de thon en conserve. Tiens, tiens... ! Pourquoi pas du thon ?

  — Ça vous intéresse… ?

  — Il faudra bien faire avec.

  Mais je le vois sourire en tendant le cou pour examiner le poisson dessiné sur l’étiquette de la boîte.

  Je sors mon ouvre-boîte, secrètement ravie d’avoir pu me rappeler dans quel tiroir je l’avais rangé. Dès que j’entame les grandes manœuvres, Neko se penche un peu plus et manifeste un intérêt évident pour le contenu de la boîte. Je crois même percevoir une sorte de roucoulement de plaisir venant du fond de sa gorge. A moins que ce ne soit un ronronnement…

  Ma tâche terminée, j’appuie sur le couvercle et je verse l’eau de conservation dans l’évier.

  Neko se met à crier :

  — Non ! Mais qu’est-ce que vous faites ?

  Je fais un bond en arrière.

  — Eh bien, j’égoutte le thon.

  — Vous avez enlevé le meilleur !

  Je le regarde d’un air soupçonneux comme si j’avais affaire à un aliéné, mais il commence à tituber là, près de moi. Je me demande depuis combien de temps il n’a pas mangé, depuis combien de temps il est resté statufié au fond de ma cave. Peut-être des décennies, voire des siècles ? D’ailleurs, que peut-il bien savoir sur le thon en boîte, et sur l’eau de conservation ?

  Que se passe-t-il donc dans cette maison ?

  Je pose la boîte sur la table de travail et je cherche une fourchette. Mais avant que j’aie le temps de lui tendre l’ustensile, Neko bondit sur sa pitance. Quand je le vois laper bruyamment et directement dans la boîte, je détourne la tête d’un air dégoûté. Avant même que je fasse une quelconque remarque, j’entends un coup sourd à ma porte.

  Neko lève les yeux.

  — Vous feriez mieux d’aller ouvrir.

  Je jette un coup d’œil à ma montre.

  — Qui ça peut bien être ? Il est 3 h 20 du matin !

  — C’est sûrement le gardien.

  — Le gardien ?

  Impossible de dire si ma voix se brise à cause de l’étrangeté du mot, ou parce que Neko a déjà vidé le contenu de la boîte et qu’il commence à lécher le couvercle.

  — Attention ! Vous allez vous couper.

  Neko repose la boîte à contrecœur en répétant le mot « gardien ». Je note au passage que la boîte est impeccable… Je pourrais presque la recycler telle quelle !

  On frappe de nouveau à la porte.

  — Ils n’aiment pas qu’on les fasse attendre. Avec un peu de chance, vous aurez un spécimen séduisant…

  Je jette un coup d’œil sur mon pyjama en flanelle et mes pantoufles à tête de lapin. Je n’ai pas le temps de m’habiller pour rencontrer ce « gardien », qu’il soit séduisant ou pas. Je décide d’envoyer valser mes pantoufles et d’attraper la couverture en polaire qui se trouve au dos de mon canapé. Je la drape autour de mes épaules. Je suis sûre qu’une star de cinéma particulièrement glamour serait capable d’obtenir un franc succès en adoptant mon look, mais je me sens comme une petite fille aux pieds nus qui s’amuse à se déguiser.

  Nouveau coup sourd à ma porte. Je braille :

  — J’arrive!

  Je fonce vers la porte et j’attends que Neko prenne place à mes côtés. Car il a l’air d’avoir sa petite idée sur l’identité de mon visiteur. Mais l’étrange homme-chat hésite à la porte de ma cuisine. Il se gratte la mâchoire en disant :

  — Plus vous le ferez attendre, plus vous le mettrez en colère.

  Agrippée à ma couverture comme à une bouée de sauvetage, je pousse le verrou et j’ouvre la porte.

  L'homme qui s’invite chez moi semble sorti tout droit d’un plateau de cinéma. Il est grand (trente bons centimètres de plus que moi), avec des cheveux noirs grisonnants aux tempes et assez longs. Il est rasé de près et ne porte même pas les pattes rendues si populaires par Ashton Kutcher. Je suppose que ses yeux sont bruns, mais c’est difficile à dire car ses pupilles sont dilatées à cause de l’obscurité. Il porte un costume gris foncé à la coupe impeccable, qui met en valeur son imposante stature, et sa chemise de soirée blanche a le col ouvert. De chaque côté de sa gorge, les tendons sont tendus comme des câbles métalliques.

  Il remplit ses poumons d’air, et Neko fait un pas en arrière vers la cuisine avec un déhanchement de gazelle. Le nouveau venu se tourne vers moi à la vitesse de l’éclair. S’il portait une cape, elle se serait déployée derrière lui.

  — Que diable êtes-vous en train de faire ? Quelle idée de réveiller un démon familier par une nuit de pleine lune ?

  Il a bien dit « Que diable... » ? J’éclate de rire. Ce n’est pas que cette expression soit particulièrement drôle, mais depuis que je suis de ce monde, je ne l’ai jamais entendue! Dans la vie de tous les jours, quand les gens sont en colère, ils n’utilisent pas ce genre de formule ampoulée qu’on imagine davantage dans la bouche de Heathcliff !
r />   Je suppose qu’il ne s’attendait pas à cette réponse de ma part. J’étais sans doute censée tomber à genoux en tremblant de terreur. Ce mec est habitué à ce que les gens – les sorcières ? – aient peur de lui.

  Je répète « Que diable… » en fermant la porte d’entrée derrière lui.

  Il prend un ton inquisiteur.

  — Quel est votre nom ?

  Je m’efforce d’ignorer mes pieds qui commencent à geler sur le parquet.

  — C’est vous qui avez fait irruption chez moi. Vous ne croyez pas que c’est à vous de vous présenter le premier ?

  Il jette un coup d’œil à Neko, lequel hausse imperceptiblement les épaules. Même si mon… démon familier avait envie de donner l’info à cet inconnu, il en serait bien incapable.

  Le gardien me regarde et dit d’un ton très calme :

  — Je m’appelle David Montrose.

  Je lui tends la main.

  — Et moi Jane Madison.

  Aussitôt, je regrette de lui avoir dévoilé mon nom de famille. Si nous étions dans un bar, je me serais contentée de « Jane ». Il me serre la main, l’air un peu surpris. J’en profite pour réajuster mes lunettes sur l’arête de mon nez.

  — Que faites-vous ici à 3 h 30 du matin ?

  — Je suis l’un des gardiens d'Hécate. C’est votre incantation illicite de cette nuit qui m’a fait apparaître.

  Pour moi, tout ça est du chinois.

  — Mon incantation illicite ? Vous faites allusion au passage que j’ai lu dans ce livre, là, en bas ?

  — C'est le livre des sortilèges, le Compendium?

  Dans son esprit, c’est sans doute une affirmation, mais dans sa bouche, ça sonne comme une question. Sans doute s’en rend-il compte soudain car il s’éclaircit la gorge avant de poursuivre.

  — Vous avez prononcé une formule magique sans vous faire inscrire auprès de l’Ordre des Sorcières.

  Voilà, c’est plus clair, à présent ! On croirait entendre le grand méchant loup, et je ne doute pas un instant qu’il soit capable, juste en soufflant, de démolir ma maison ! C'est ce que doivent faire les gardiens quand les apprenties-sorcières oublient de s’inscrire et réveillent un démon familier par une nuit de pleine lune…

  — Ecoutez, je ne comprends rien à ce que vous dites.

  Je regarde en direction de Neko qui hoche la tête comme pour me dire qu’il est d’accord. C’est gentil de sa part, non ?

  Puis il s’adresse à Montrose.

  — Elle dit vrai. Cette pauvre créature ne comprend rien à rien. Il n’y a qu’à regarder ses lunettes… ça ne va pas du tout avec la forme de son visage!

  Je rétorque d’un ton furibard :

  — Merci.

  Mais il se contente de tendre les paumes vers moi dans un geste universel, comme pour dire : « Qu’attendiez-vous d’autre de moi ? »

  — Vous imaginez que je vais vous croire?

  Si les mots de Montrose sont agressifs, le ton est nettement moins assuré. Il doit commencer à comprendre que je n’ai rien d’un mystérieux pirate voguant sur les mers de la sorcellerie, que je ne suis qu’une profane totalement dépassée par ce qui lui arrive, une paumée qui espère que son voilier ne dérivera pas trop loin de la jetée.

  — Croyez ce que vous voulez! Ecoutez, je vais vous raconter ce qui est arrivé, mais je ne me jetterai sûrement pas à vos pieds pour implorer votre pardon. Je n’ai rien fait de mal.

  Montrose ouvre la bouche, sans doute pour citer un verset du Code des Infractions à la Sorcellerie, mais je ne lui laisse pas le temps de m’interrompre.

  — Allez vous asseoir dans la cuisine pendant que j’enfile une tenue décente. Je vous rejoins dans une minute.

  Montrose ouvre de grands yeux, apparemment très surpris. Je parie que personne ne lui a jamais dit où il devait aller ! Mes soupçons se confirment en voyant la tête de Neko qui me regarde les yeux remplis d’effroi, façon tragédien.

  — Neko, vous savez comment fonctionne une bouilloire ?

  Il hoche la tête, incapable de dire un mot.

  — Parfait. Le thé est dans le garde-manger, sur l’étagère de droite, tout en haut.

  Je me dirige vers ma chambre, ravie d’avoir pris le contrôle de la situation. Soudain, je me ravise.

  — Attendez! C’est à gauche, pas à droite. Et c’est la deuxième étagère en partant du haut.

  — Je trouverai.

  On dirait que Neko a plus la trouille d’avoir affaire à une maîtresse de maison déjantée qui a perdu ses sachets de thé qu’à un gardien d’Hécate ! Soit dit en passant, je n’ai toujours aucune idée de ce que ça veut dire.

  De retour dans ma chambre, je ferme soigneusement ma porte en m’assurant que le loquet est poussé jusqu’au bout. Lorsque je suis à peu près certaine que la cavalerie ne fera pas irruption dans la pièce, je me débarrasse de mon pyjama de flanelle. Le short et le T-shirt que j’ai mis dans la journée sont en vrac par terre, mais pas question d’affronter Montrose – ou qui que ce soit, d’ailleurs – avec des vêtements qui empestent la sueur. J’ouvre la porte de mon armoire et je m’empare du premier cintre qui me tombe sous la main.

  C'est un corsage de soie noire avec des manchettes. Pas question de trouver des boutons de manchettes à cette heure de la nuit.

  A côté se trouve une robe en tricot, plus ou moins défroissée après un voyage sur le siège arrière de la voiture de Mamie. Je la fais glisser de son cintre et je la secoue. Elle fait un bruit d’enfer en fouettant l’air. Je fouille dans mes dessous à la recherche d’un soutien-gorge, en jurant comme un charretier quand les bretelles commencent à s’emmêler et finissent par faire un nœud. Après, ce sont les agrafes qui se prennent aux mauvais œillets… Je frôle la crise de nerfs.

  C’est ridicule. Depuis le temps que je m’habille… ! Il faut juste que j’aille moins vite, que je prenne mon temps. J’ai besoin d’oublier un instant que j’ai changé une statue de chat géante en homme et que j’ai convoqué un genre de flic cosmique sur le pas de ma porte. C'est simple, non ?

  J’enfile la robe par la tête, et bien que j’aie froid aux pieds, je décide de ne pas m’attaquer aux collants ni aux chaussures. Avec un peu de chance, Montrose sera parti d’ici avant de remarquer ce fâcheux oubli.

  Manque de bol, dès que je pénètre dans la cuisine, la première chose qui attire le regard de Neko, ce sont mes pieds.

  — Voulez-vous que j’aille chercher vos pantoufles ?

  Ce disant, il lorgne sur les oreilles de lapin qui dépassent sous le canapé.

  Je réponds d’un ton qui se veut glacial :

  — Non, merci.

  Ceci dit, il a au moins réussi à trouver les sachets de thé. Et le sucre.

  Neko me lance :

  — Apparemment, vous n’avez pas de crème.

  A l’entendre, on croirait que je me suis rendue coupable d’un péché mortel…

  — Je prends toujours mon café noir!

  J’espère qu’ils auront compris le message : je n’ai aucune intention de faire durer cette petite sauterie toute la nuit ! Neko a l’air blessé, et Montrose ne trouve pas ça drôle.

  L'eau commence à bouillir. Je prépare le thé, histoire d’oublier un peu mon appréhension. Je récupère trois mugs sur l’étagère au-dessus de l’évier, plus une petite cuiller et une soucoupe pour poser nos sachets de thé après usage. Je verse l’eau bouillante dans les mugs et je fais un geste vers la table de cuisine en étain pour inviter les deux hommes à s’asseoir.

  C'est seulement quand la vapeur de thé oolong m’humecte les joues que je croise le regard de Montrose, lequel est agrippé à son mug. Lorsqu’il commence à parler, je sens de la tension dans sa voix, même s’il s’efforce d’être courtois.

  — Merci, miss Madison.

  — Je vous en prie.

  Son « miss Madison » me donne l’impression d’être à un dîner officiel ! De nouveau déconcentrée, je sirote quelques gorgées de thé en me brûlant la langue. Je pose mon thé sur la table et je respire un b
on coup.

  — Bien. J’ai cru comprendre que vous étiez gardien… Pourriez-vous me dire ce que c’est, au juste ? Un genre de flic ?

  Il commence par protester, puis finit par hocher la tête, les dents serrées.

  — Je suis chargé de faire appliquer le Pacte des Sorcières.

  — Le Pacte... ?

  Si seulement Melissa était là ! Elle pourrait siffloter le thème de La Quatrième Dimension.

  — Laissez-moi deviner… L’Assemblée des Sorcières est régie par des lois qu’on désigne sous le nom de Pacte, c'est bien ça ?

  Nouveau hochement de tête.

  — Mais… vous avez déjà compris que je n’étais pas une sorcière, je me trompe?

  — Vous avez prononcé une formule magique. Vous avez le pouvoir. Vous avez trouvé la clé, et ensuite, vous avez ouvert le livre. Et vous en avez lu un passage.

  Il parle d’une voix ferme, et j’ai beaucoup de mal à essayer de lui prouver qu’il a tort.

  — Tout le monde est capable de faire ça.

  — Si vous n’aviez pas le pouvoir, la clé serait restée cachée.

  Me voilà bien !

  J’essaie de nouveau.

  — Même en admettant que j’aie vraiment un pouvoir, je ne suis pas une sorcière.

  Je me mets à compter mes arguments sur mes doigts.

  — Un… je ne porte pas de chapeau pointu. Deux… je n’utilise mon balai que pour balayer. Trois… je n’ai jamais possédé de chaudron.

  Hilarant, non ?

  Mais Montrose ne trouve pas ça drôle du tout.

  — Vous avez bien allumé une bougie en pure cire d’abeille, n’est-ce pas ?

  — Oui, mais je n’ai pas…

  — Et vous vous êtes touché le front, la gorge et le cœur?

  — Oui, mais je…

  — Et vous avez suivi les mots du livre magique avec le doigt ?

  — Oui, mais…

  — Et vous avez lu la formule magique tout haut ?

  — Oui…

  — Et vous continuez à affirmer que vous n’avez rien fait ! Vous avez réveillé un démon familier.

  Il pointe le doigt sur Neko.