COMMENT JE SUIS DEVENUE IRRESISTIBLE Page 3
Je m’exclame :
— C'est incroyable!
— Tu as toujours l’impression que ton fantôme hante la pièce ?
— Aucun fantôme quel qu’il soit n’a pu échapper à l’ammoniaque. C’est l’asphyxie assurée!
Je brandis la première bombe aérosol qui me tombe sous la main.
— Fées, partez, et dispersez-vous dans toutes les directions…
— Titania. Songe d’Une Nuit d’Eté.
C’est un de nos jeux favoris, celui des citations. Je souris pour rendre hommage au savoir de Melissa concernant l’œuvre de Shakespeare. En regardant par-dessus son épaule, j’aperçois une porte.
— C'est quoi, ça?
Melissa suit mon regard et hausse les épaules.
— La cave, peut-être ? J’ai essayé de l’ouvrir, mais c’est fermé à clé.
C'est aussi bien comme ça. On ne sait jamais quelles créatures rampantes peuvent se tapir là, en bas. Je saute sur mes pieds en soupirant.
— Bon. Et si on se faisait un petit hamburger ? Nous l’avons bien mérité, non ?
— Avec des frites. Et c’est toi qui régales !
Nous renonçons toutes les deux à prendre une douche dans ma nouvelle salle de bains étincelante de propreté, souhaitant que le fruit de notre labeur reste visible. Je mets aussi un certain temps à ouvrir le robinet de la cuisine pour asperger mon visage d’eau. Puis j’ôte mon bandana crasseux, laissant mes boucles s’échapper. Melissa et moi ressemblons à deux rescapées d’un congrès de passagers clandestins, mais il faudra bien faire avec.
D’autant que les burgers frites des Five Guys n’exigent pas vraiment d’être sapées comme des reines pour avoir un droit d’entrée… Lorsque nous arrivons, il y a déjà trois rangées de clients au comptoir, et nous prenons le temps de consulter le menu (écrit en lettres rouges sur un large panneau blanc) : hamburgers, frites, garniture – avec supplément pour le fromage et le bacon – et un soda en prime. Plus des cacahuètes à grignoter en attendant d’être servies. L'odeur de graisse chaude me fait saliver comme un des chiens de Pavlov!
Signe que je connais Melissa depuis longtemps, je suis capable de commander pour elle sans avoir la confirmation de ce qu’elle veut. Je me dirige donc vers le comptoir pour passer la commande : un burger digne de ce nom (fromage, bacon, oignons et champignons grillés, laitue et tomate), et un burger minable (moutarde, ketchup et rien d’autre, le pauvre !). Je commande aussi une énorme assiette de frites à partager. Avant que j’aie fini de réprimander Melissa pour la médiocrité de son choix alimentaire, nous nous retrouvons assises à une table de Formica.
La première bouchée est un vrai paradis. Ce goût de bœuf bien chaud, de fromage fondu et de bacon bien croustillant, quel délice ! Sans parler du jus qui dégouline sur mes doigts et mon menton. Je ferme les yeux, résistant à l’envie de pousser des gémissements d’aise…
Melissa me lance :
— Dis donc, ce n’est pas ton Jason qui est là-bas ?
Je me retourne aussitôt sans réfléchir.
Finis le calme et la douceur de vivre, le sang-froid, l’humour et la politesse… Si ma brusque volte-face ne réussit pas à attirer son attention, je n’en dirais pas autant de ma quinte de toux ! Les burgers Five Guys sont peut-être un délice pour le gosier, mais dans la trachée-artère, ça craint !
Lorsque je suis enfin en mesure de reprendre ma respiration, je constate l’étendue du désastre. Mon Petit Ami Virtuel ne se contente pas d’être assis dans le même restaurant mal famé que Melissa et moi, de m’avoir vue m’étrangler avec une bouchée de hamburger de la taille d’un jeu de cartes et de m’avoir surprise les bras striés de crasse et le T-shirt plein de taches…
Il est en train de déjeuner avec une autre femme.
Une femme qui, même assise, a manifestement le corps d’une ballerine de danse classique. Elle est grande et mince. Dans les livres, on utilise en général le mot svelte, ou élancée, non ? Elle a les cheveux châtain clair avec des reflets dorés qui, apparemment, ne sont pas des mèches. C'est bel et bien sa couleur naturelle. Ses yeux bleu pervenche sont bordés de cils très longs et très noirs, les plus noirs que Lady Maybelline ait jamais touchés.
Attendez, je plaisante… Cette femme n’achète sûrement pas ses produits de beauté en pharmacie. Pour elle, même Sephora est bien trop bas de gamme. Elle fait probablement fabriquer ses produits dans une boutique spécialisée de New York. Mais le plus étonnant à propos de son mascara, c’est qu’il est totalement résistant à l’eau.
Vous voulez savoir comment je le sais ?
La femme est en train de pleurer.
Ça me rend encore plus jalouse d’elle. Non seulement elle est assise en face de mon Petit Ami Virtuel, non seulement elle a un corps de rêve et un visage parfait, non seulement elle est élégante avec ses doigts finement manucurés, mais en plus, elle pleure sans que son nez vire au rouge tomate et que son visage se couvre de marbrures. Je la déteste.
Je lance à Melissa :
— Ne regarde pas !
Je croque une malheureuse frite, j’ai bien dit une, en me faisant remarquer que ce n’est pas ça qui augmentera mon tour de hanches !
— Qu’est-ce qu’ils font ?
— Comment veux-tu que je le sache si tu ne me laisses pas les regarder ?
Je lui lance un coup d’œil furibond.
J’avale une gorgée de Coca Light pour essayer de me débarrasser de ce picotement qui me reste dans la gorge depuis que j’ai failli m’étrangler.
Devant mon insistance, Melissa cède.
— Il lui prête sa serviette pour essuyer son nez. Non, elle se tamponne le nez. Mon Dieu, on dirait une vraie princesse !
— Si tu crois que c’est le moment de me dire ça !
J’enfourne en urgence trois frites dans ma bouche, et la pomme de terre salée et brûlante me fait presque oublier le reste.
Melissa me chuchote soudain à toute vitesse :
— Dépêche-toi de finir ta bouchée. Ils se dirigent vers nous.
Je m’empresse de tout avaler. Je trouve même une seconde pour siroter une nouvelle gorgée de Coca. Et lorsque Jason s’arrête à notre table, j’ai eu le temps de plaquer un sourire sur mon visage… Mais je sens bien que c’est un sourire artificiel. Un sourire artificiel pour un Petit Ami Virtuel.
— Jane…
J’ai l’impression que mon cœur a fait un bond jusqu’à mon larynx.
Je réussis à émettre deux syllabes :
— Jason!
Puis je m’empresse d’enchaîner :
— Euh… je crois que vous avez déjà rencontré mon amie Melissa, Melissa White.
J’ai absolument besoin de connaître de nom de famille de la femme qui l’accompagne.
Il hoche la tête. Comme par transmission de pensée, il se tourne vers la créature céleste qui s’est glissée derrière lui :
— Jane, Melissa, je vous présente Ekaterina Ivanova.
Ekaterina Ivanova? On dirait le nom d'une princesse russe. Et si c’était la petite-fille d’Anastasia qui se décidait à réapparaître ?
J'attends qu'elle me tende la main, mais en vain. C'est aussi bien comme ça. Mes ongles rongés et mes doigts pleins de graisse l’auraient salie à jamais. Elle se contente d’incliner la tête vers nous, et j’ai la sensation que notre princesse daigne prendre acte de notre existence.
Elle dit à Jason d’une voix à peine plus audible qu’un chuchotement :
— Jason, il faut que je parte.
Il hausse les épaules en me souriant. Je me dis que ce sourire en dit long. Il aimerait bien s’asseoir à notre table, manger deux ou trois frites avec nous, plaisanter et se détendre avec des femmes bien réelles et pas avec cette sculpture de glace qui l’accompagne.
C'est Melissa qui réagit la première. Elle s'adresse à Ekaterina.
— Ravie d’avoir fait votre connaissance. Et vous, de vous revoir, Jason.
Je marmonne une vague formule de politesse, les dents serrées. Et ils s’en
vont.
Avant même que la porte se referme derrière eux, je demande à Melissa :
— C'est qui, à ton avis ?
— Aucune idée. Mais de toute évidence, elle n’est pas heureuse.
— Elle doit être russe. Tu as entendu cet accent ? Tu ne crois pas que c’est un accent russe?
— C’est à peine si je l’ai entendue…
— Elle est russe, j’en suis sûre.
J’entends les mots s’échapper de ma bouche de plus en plus vite, comme si j’avais besoin de me rassurer.
— C'est sûrement une de ses étudiantes. Il y a des tas de Russes qui étudient l’Histoire de l’Amérique. Beaucoup d’étudiants étrangers sont spécialisés dans l’étude des colonies, c’est devenu une sorte de tradition. Alexis de Tocqueville n’a pas été le premier à le faire, et il ne sera sûrement pas le dernier.
— Tocqueville était français.
Ce disant, Melissa profite de ma distraction pour piquer la dernière frite dans le sac en papier graisseux.
— Je me comprends.
— Nous sommes à Georgetown, Jane. Cet homme est maître-assistant à la Mid-Atlantic. La moitié des gens qu’il connaît doivent être des universitaires.
— Tu as vu son mascara?
Melissa avale sa dernière bouchée de hamburger en hochant la tête.
— Oui. Ça a dû lui coûter plus d’un mois de salaire de bibliothécaire à Peabridge.
— Quelle idée de mettre du mascara le week-end !
— Le week-end ?
Melissa se met à battre des cils. Je ne me souviens plus de la dernière fois où je l’ai vue avec du mascara. Et du rouge à lèvres. Ou encore du blush, du fond de teint ou de l’eye-liner. Elle dit toujours qu’à force de travailler à la boulangerie, son visage a fondu.
Je soupire en chassant de mon esprit la vision de la Reine de Glace. Elle s’est probablement spécialisée dans l’étude des anciens mouvements féministes pour le droit de vote. C'est tout à fait son genre.
Je demande à Melissa :
— Tu as fini ?
Je commence à ramasser nos serviettes et nos gobelets en carton.
Elle hoche la tête et lance sa serviette immaculée sur le plateau. Je m’abstiens de la comparer à la mienne, qui est pleine de taches. Comment peut-on manger un hamburger sans faire de dégâts ? Moi, je trouve ça sympa de laisser le jus vous couler sur la main… Ça prouve qu’on a bon appétit.
Nous rentrons au cottage, et je suis ravie de constater que nos travaux forcés ont résisté à l’épreuve du temps. Je dirais même que, dans la lumière de l’après-midi, tout brille encore plus.
— Bon ! Il est temps d’emménager.
— Deux voyages devraient suffire.
Melissa est bien plus forte que moi pour tout ce qui est déplacement d'objets. C'est un art qu’elle a dû développer au fil des ans, à force de choisir le bon saladier, ou le bon Tupperware pour conserver les restes.
De retour dans mon vieil appartement, elle fait avancer les sièges avant de la Lincoln le plus possible pour faire glisser toutes mes affaires dans l’immense espace arrière de la voiture, jusqu’au coffre. Il faut dire que je n’ai pas grand-chose. J’ai été des années durant une étudiante sans le sou. Et depuis, on ne peut pas dire que mon boulot de bibliothécaire m’ait rapporté une fortune (même avant que le Conseil d’administration n’ampute mon salaire). Avant le grand désastre londonien, j’ai passé le plus clair de mon temps à traîner dans l’appartement de Scott, à regarder sa télé, à picorer dans son assiette et à me servir de ses appareils ménagers.
Ce que j’ai surtout, ce sont des vêtements. Noirs. Des fringues que je peux apparier sans problème, et auxquels j’ajoute quelques accessoires pour donner la touche finale, en l’occurrence toutes sortes de bijoux artisanaux. Ça va des colliers aux boucles d’oreilles, même si j’ai beaucoup investi dans les broches quand c’était la grande mode, il y a deux ans ou trois ans. La plupart des choses que je possède n’ont aucune valeur. Je les ai récupérées dans des vide-grenier et des expos. Mais quelques-unes sont de vrais trésors dénichés dans des boutiques de musées ou de petites galeries. Que voulez-vous, les femmes ont leurs faiblesses…
En définitive, nous sommes obligées de faire un troisième voyage. Car ni Melissa ni moi n’osons transporter mon imbécile de poisson sur un siège de voiture avec le reste de mes affaires.
Mon imbécile de poisson est le tétra fluo le plus vieux du monde. C’est un cadeau que Scott m’a offert le jour de la remise des diplômes, à la fac. Il a résisté à mes années de maîtrise d’anglais, à mes études de bibliothécaire et à mon séjour londonien. Lorsque j’ai découvert la vérité sur Scott et sa garce d’Anglaise, j’ai envisagé un instant de me débarrasser du poisson en le jetant dans les toilettes et en tirant la chasse. Mais ce n’était quand même pas sa faute s’il avait été acheté par un salaud!
Il a donc survécu. Mon imbécile de poisson est sans doute le seul tétra à avoir atteint l’âge de la retraite! Il a même un aquarium de trente-huit litres pour lui tout seul. Je ne vais quand même pas aggraver mon cas en lui apportant quelques copains poissons. C’est encore trop tôt.
Pour pouvoir transporter l’aquarium, nous le vidons de la moitié de son eau. C'est Melissa qui le porte jusqu’à la voiture (elle a toujours été plus forte que moi). Elle a même pensé à apporter une plaque à cookies pour faire office de couvercle et empêcher l’eau de déborder pendant le trajet. Une fois arrivée la maison, elle l’installe sur la table de travail de la cuisine. J’ajoute de l’eau de source en regardant mon imbécile de poisson faire le tour de son aquarium. Bien que je sois impatiente d’oublier le monde des poissons, je suis ravie de constater qu’il semble très à l’aise et ne souffre d’aucun traumatisme.
Melissa décide de rentrer chez elle sans plus attendre. Elle habite au-dessus de Cake Walk, la boulangerie-pâtisserie dont elle est propriétaire, près du canal qui traverse Georgetown. Et pour elle, le matin commence à une heure impossible! Je me confonds en remerciements pour m’avoir aidée à déménager, mais elle les balaye d’un haussement d’épaule, comme le font toutes les bonnes copines.
Je la regarde descendre l’allée.
Me voici seule dans ma nouvelle maison.
Je passe d’une pièce à l’autre, fière d’avoir autant d’espace à ma disposition. Disposer de plusieurs pièces, c’est pour moi le comble du luxe. Il faut dire que depuis que j’ai quitté le nid de Mamie, il y a des années de cela, j’ai toujours vécu en studio.
Je me prépare une tasse de thé que je bois à petites gorgées, pelotonnée dans mon canapé vert.
Je me rends compte que je suis épuisée. C’est vrai que je me suis levée aux aurores pour remplir les cartons dans mon ancien appartement, puis pour faire le grand ménage dans le nouveau. Il serait temps d’aller au lit si je veux être en état de travailler demain matin. Le lundi est le jour de Jason par excellence, et je tiens à avoir l’air reposé.
J’enfile ma tenue de nuit préférée, un pyjama d’homme en flanelle avec un pantalon coupé à la hauteur du genou, tellement délavé que j’ai du mal à distinguer l’étiquette. Je fais une nouvelle fois le tour des lieux et j’éteins toutes les lumières avant de grimper dans mon lit de plumes et de poser mes lunettes sur la table de chevet. Je me laisse aller sur l’oreiller et je ferme les yeux. Mais juste avant de sombrer dans le sommeil, je me remémore soudain la sensation de froid que j’ai éprouvée en faisant le tour du cottage.
Franchement, je ferais mieux de penser à autre chose.
C’est le moment de me détendre, de m’abandonner à cette bonne fatigue qui s’est emparée de mes bras et de mes jambes jusqu’à la moelle des os. Je pourrais peut-être essayer de réciter mes tables de multiplication jusqu’à ce que l’ennui fasse sombrer mon cerveau dans le sommeil?
Lorsque j’arrive à « six fois sept quarante-deux », j’abandonne. Je chausse mes lunettes et j’enfile les pantoufles en forme de lapin en peluche que Mamie m’a o
ffertes pour mon dernier anniversaire. Chaque fois que je regarde les oreilles qui pendent, je ne peux m’empêcher de sourire.
Je passe dans la salle de bains, contente que Melissa ait eu la bonne idée de fermer les volets en haut de l’unique fenêtre. Cela m’évitera d’être espionnée par d’éventuels regards indiscrets. Je remplis d’eau mon verre à dents et je m’oblige à boire lentement tout en me regardant dans la glace et en me traitant de demeurée…
Lorsque je repose le verre sur le rebord du lavabo, je m’aperçois que l’un des carreaux est plus foncé que les autres. Il est bleu de cobalt, comme s’il avait été remplacé en son temps. Je pose le doigt dessus, et à ma grande surprise, le voilà qui pivote, révélant une cachette. En y regardant de plus près, j’aperçois une sorte de crochet en laiton planté en haut de la cachette. Et suspendue au crochet, une clé.
Elle n’est pas très grosse, pas plus grande en tout cas que celle de mon nouveau verrou. Mais c’est la plus étrange clé qu’il m’ait été donné de voir. En métal noir. Et à la place des dents en zigzag, un rectangle noir d’un seul bloc avec une forme compliquée découpée au milieu. Je libère la clé du crochet. Elle est étonnamment lourde.
Le sang bat à mes tempes. Bon, ça suffit, Jane ! Cette clé n’a rien de bizarre ni de mystérieux, elle doit ouvrir une des portes du cottage. Des tas de maisons ont des cachettes de ce genre, qui datent de l’époque où les gens n’avaient pas confiance en leur banque. Bien avant qu’ils ne convertissent toutes leurs économies en actions et en obligations.
Mais je ne peux m’empêcher d’allumer toutes les lumières pour gagner le salon. Au beau milieu des jardins de Peabridge, le cottage doit avoir des allures de gâteau d’anniversaire pour centenaire !
Je ne perds pas mon temps dans la cuisine. S'il y avait une porte secrète ici, je l’aurais trouvée en faisant le ménage ce matin. Les murs de la chambre sont exempts de toute trace suspecte, tout comme mon minuscule placard. La salle de bains, le couloir, le salon… tous les murs sont parfaitement conformes. Des lattes de bois enduites de plâtre.